Guadalajara | ||
Premi de la Crítica Serra d'Or 1997
"La penna altamente corrosiva di Quim Monzó torna a colpire. Quattordici brevi ma micidiali racconti che sfottono le convenzioni storiche e sociali, giocano col fatto e con la memoria letteraria. Inutile cercare grandi ritratti o personaggi, inutile cercare espedienti ad effetto di una scrittura che è invece ridotta a grado zero." Claudia Bonadonna, Pulp, Milano
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Guadalajara: lecture de quatre contesElle porte une robe safran pâle et s’apprête à danser dans les bras du vicomte. Elle n’a jamais valsé mais il lui assure qu’il va la guider et qu’elle s’en tirera bien. Ils se trouvent au cotillon de la Vaubyessard. Son nom est Emma Bovary. Le mouvement et la musique vont la précipiter dans l’abîme de ses rêveries romanesques, gonflées d’un sentimentalisme qui est fort vulgaire, mais qu’elle expérimente avec une conviction et une illusion incontestables, réelles comme sa sordide existence. À ce moment-là "ils commencèrent lentement, puis ils allèrent plus vite". C’est avec le mouvement progressif et centripète de la valse que Quim Monzó fait démarrer le mécanisme de précision qu’est Guadalajara. À la manière d’un prologue, cet instant de Madame Bovary nous est proposé comme un accès au livre, une citation qui devient, à son tour, discrètement réinterprétée. Il ne s’agit absolument pas d’un passage anodin. Il fut utilisé contre Gustave Flaubert et son roman par l’avocat impérial Ernest Pinard dans son célèbre réquisitoire de 1857: "Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’en est pas plus moral!" Curieusement, Quim Monzó se sert de ce même moment, de cette valse réprouvé par le pharisien Pinard —à son tour, secret rédacteur de vers pornographiques— et en fait un point de départ suggestif. Guadalajara, la célèbre chanson mexicaine, remplace de façon inattendue la valse classique et impose son rythme torride de bonheur ingénu et camp. Quim Monzó l’a située comme piste sonore de tous ses contes, à la manière d’un fil rouge presque invisible qui coud les pages du livre, et qui s’installe comme contrepoint inévitable, en clé ironique et parfois cruelle des histoires racontées. L’écrivain s’y est souvent référé, —"Son catorce narraciones en las que suena, en algún momento, la canción Guadalajara, que se repite como una obsesión."—, et Imma Merino en a souligné l’importance structurelle et signifiante:
La chanson détermine, de façon sympathique, des similitudes inattendues entre les histoires. La célèbre reflexion sur la sympathie de Michel Foucault dans Les mots et les choses, à propos de la Magie naturelle de G. Porta, peut expliquer très clairement la mécanique de la structure narrative de Guadalajara:
Comme dans Pierre Menard, autor del Quijote de Jorge Luis Borges, le texte classique se soumet toujours à l’épreuve d’une nouvelle lecture. Une autre musique donne un sens différent aux anciennes paroles. C’est ainsi qu’on peut risquer une lecture flaubertienne de Guadalajara, pourtant paradoxale à l’égard des propos critiques de Quim Monzó sur l’écrivain français:
Ou encore:
Néanmoins, c’est bien Quim Monzó qui a choisi une citation de Madame Bovary pour le début de son livre et pas une autre. Malgré son célèbre refus de l’érudition et son habitude de s’en moquer, Monzó a systématiquement introduit ses oeuvres d'une ou plusieurs citations, en dessinant un réseau d’intérêts, de références , de tensions, d’ironies : La Chinoise de Jean-Luc Godard dans L’udol del griso al caire de les clavegueres, Boris Vian et Jordi Sarsanedas dans Uf, va dir ell, Wolinski, Sigmund Freud et L’orange mécanique d’Anthony Burgess dans Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury, L’any que ve de Francesc Trabal dans Benzina, La Disputatio regalis et nobilissimi iuvenis Pippini cum Albino scholastico dans L’illa de Maians, La Lysistrata d’Aristophane et la Priapée dans La magnitud de la tragèdia et la Lettre du marquis de Tamarón publiée au Times Litterary Supplement dans El perquè de tot plegat. Toutes ces références ne sont pas du tout gratuites comme celle de Flaubert non plus comme on va le constater. En 1993, le critique Ramon Pla i Arxé mettait en rapport par première fois les noms de Gustave Flaubert et de Quim Monzó, quoique pour les opposer uniquement:
Contre cette opposition qui tentait de diminuer l'ouvre monzonienne se situe Jordi Ibáñez, qui, à son tour, établit un rapport d’affinité beaucoup plus intéressant :
Le rapport entre Flaubert et Monzó a été récemment abordé par l’écrivain catalan lui-même, qui justifie la citation de Guadalajara comme une réponse personnelle aux propos critiques de Ramon Pla i Arxé :
L’explication personnelle ne gomme pas l’explication littéraire, qui se déroule tout au long des quatorze contes de Guadalajara. Quim Monzó établira un intelligent tour de force avec l’oeuvre de Gustave Flaubert malgré ses commentaires malicieux. La citation choisie n’est pas une phrase particulièrement stupide de Madame Bovary, —Flaubert, comme Monzó, les adorait, et le roman français en possède de très remarquables— et sa présence à la première page de Guadalajara n’est pas du tout hors sujet comme Monzó veut nous le faire croire. Elle décrit ce moment d’émerveillement, d’euphorie, de rêve, antérieur au désastre, que la plupart des personnages monzoniens éprouvent. Une situation que Quim Monzó désigne habituellement comme "l’eufòria dels troians" et qu’on analysera à propos de la deuxième histoire de Guadalajara. Pourtant, ce qu’il faut prendre au sérieux, c’est l’éloge de Quim Monzó à propos du style flaubertien. On constatera, malgré la distance chronologique entre les deux auteurs, une même passion pour la simplicité et l’élégance linguistiques. Imma Merino l’évoquait au cours d’un entretien avec Monzó avec ces mots :
Les mariachis préparent déjà leurs instruments. Et comme l’héroïne de Flaubert, le lecteur ne sait pas comment s’y prendre mais il doit se laisser aller, sans hésiter, à la cadence musicale qu’on lui propose. L’élasticité dans la lecture nous sera indispensable si nous voulons éprouver le frissonnement d’une pirouette audacieuse. À présent osons. La musique vient de commencer."Vida familiar"Comme dans une de ces funambulesques chorégraphies contemporaines, l’enfant de neuf ans du premier conte exécute, lui aussi, une danse du bonheur. Il court, il joue à l’aviateur, insouciant et plein de joie. Il imite même "el motor amb la boca" pour rendre plus vraisemblable sa fiction, et il contemple, fasciné, le panorama grandiose de son vol. Tout domestique qu’il est, le domaine de son oncle menuisier lui apparaît comme un petit monde magique d’aventures. À peine un instant de plénitude sert-il de prologue au naufrage imminent. Guadalajara récupère et nuance le regard de Quim Monzó sur le monde de l’enfance et sur sa double et trompeuse dimension d’innocence et d’authenticité.Le monde des enfants fait partie de la littérature monzonienne, du moins, à partir du conte Redacció publié dans Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury. Cette présence s’est accrue dans les derniers textes de l’écrivain de façon notable. En 1992, par exemple, à l’occasion d’une critique sur le populisme de Bill Clinton, Monzó publie un article, à mi-chemin entre le journalisme et la fiction, sur la cruauté des adultes envers les enfants, victimes de leurs lois terrifiantes. L’identification du président américain avec Attila constitue, au-delà de ses convictions politiques, une féroce plaidoirie pour les enfants.L’enfance, c’est l’étape privilégiée où tout débute. Quand l’existence humaine offre toutes ses possibilités —théoriquement— colossales, et qu’on peut le mieux reconnaître la personnalité de notre espèce, mélange de bonté, d’idéalisme et des pulsions les plus obscures. À ce propos, Monzó a dénoncé l’hypocrisie qui se cache derrière la censure de produits comme Dragon Boule ou même Walt Disney au nom de la protection des enfants :
Malgré le cliché idéalisé de l’enfant, il n’est qu’un être humain et il possède, naturellement, toutes ses qualités et ses défauts. Quim Monzó peut accorder aux enfants une personnalité angélique à condition qu’on n’oublie pas leur côté diabolique ou simplement cruel. Anna-Francesca, la jeune fille de La magnitud de la tragèdia est une vraie sadique, la petite pianiste de La filantropia del mobiliari, J, l’enfant de Literatura rural, —L’illa de Maians—, et encore le petit Gregor de Guadalajara sont quelques-uns des enfants terribles, et parfois horribles, de Monzó. Armand, Guillem Tell —le petit-fils—, Gregor, Robin Hood, l’élève qui passe un examen, le fils et le petit-fils du prophète, ce sont des enfants, des adolescents et des jeunes gens qui jouent quelques-uns des principaux rôles de Guadalajara. Si El perquè de tot plegat s’intéressait de préférence aux individualités et à leur incommunicabilité, aux rapports homme-femme, au sexe, et à un cocktail imbuvable composé de nihilisme et de joie de vivre, voici à présent une atmosphère où l’irréalité et l’horreur deviennent plus obsédantes que jamais. Peut-être pour contrebalancer le grand rôle que Monzó fait jouer à la tendresse que suscite le monde de l’enfance dans son dernier recueil.La tendresse est utilisée dans le portrait d’Armand et de sa famille comme une technique pour accroître le drame. L’ironie et l’humour, propes au style monzonien, ne font que renforcer la vulnérabilité du héros face à la réalité. Elle devient cruelle et moqueuse, et nous présente l’existence comme quelque chose de tristement risible, de pathétique. De même que chez Flaubert, l’ironie monzonienne sert à montrer jusqu’à quel point la réalité humilie les désirs humains. En réalité, il faut plutôt parler de coïncidences —et non pas d’influences— et d’une grande quantité d’affinités entre Monzó et Flaubert. Cette opération n’est pas destinée à bâtir des généalogies mais à lire les textes selon leurs rapports intemporels de rencontre ou de distance. Avec justesse, Quim Monzó a déploré qu’on lui attribuât des influences d’auteurs qu’il n’a jamais lus:
Néanmoins, on peut parfaitement être influencé par un auteur, même sans en avoir lu une seule ligne. Le jeu d’influences est toujours extrêmement complexe et la littérature est un domaine incestueux où personne ne peut prétendre être à l’abri d’un quelconque virus. Bien que Monzó connaît directement l'ouvre de Flaubert, il existe aussi une voie de contagion sûre : Franz Kafka et Samuel Beckett, probablement les deux auteurs qui ont le plus influencé Quim Monzó. Maurice Blanchot —"Kafka choisit pour maîtres Goethe et Flaubert. (...) Goethe et Flaubert lui ont appris à reconnaître la valeur d’une forme parfaitement travaillée."— et Vladimir Nabokov, entre d’autres, ont constaté la grande influence de Flaubert sur ces deux auteurs —"La plus grande influence littéraire sur Kafka fut celle de Flaubert. Flaubert qui exécrait la prose affectée, aurait applaudi l’attitude de Kafka à l’égard de son outil." L’outil de Monzó est aussi de la même viene. Bien évidemment, on ne peut pas oublier que Franz Kafka "avait rêvé qu’il se trouvait dans une grande salle pleine de monde et lisait à haute voix toute L’éducation sentimentale"comme l’écrit Pietro Citati dans son célèbre étude. Quant au rapport avec Beckett, moins évident, on peut le constater, par exemple, dans sa parodie de L’éducation sentimentale, et dans l’article de Nelly Stéphane.Quim Monzó se sert en même temps de l’ironie pour conjurer l’angoisse et pour l’aiguiser. La même brutalité qui détruira les rêveries d’Emma Bovary pulvérise aussi les projets de la famille d’Armand et les illusions du petit. Si l’héroïne de Flaubert, enfant, "cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres", le petit Armand, à son tour, ne s’intéresse guère à la perte du doigt, puisque:
Le drame du petit Armand se solidifie dans cette ambiance quotidienne et grise. Les aînés, a priori pas plus malins que d’autres, s’occupent de leurs affaires domestiques conventionnelles, de leurs réunions, de leurs rites sociaux dans un climat qui devient de plus en plus claustrophobe au fur et à mesure qu’il est habituel. Sur la famille d’Armand, Quim Monzó s’est ainsi exprimé:
Jeune rêveur, Armand éprouve sa toute première obsession : il est fasciné par la harpe de son oncle. Cet objet va déclencher le drame familier mais lui épargnera aussi son macabre destin. La harpe représente, dans un certain sens, la dimension artistique et contestataire d’Armand, son désir de libération face à la tyrannie familière. Chez Monzó le monde de la musique revêt des connotations rebelles, alternatives et qui lui sont chères. Dans une première étape du roman Benzina, il ne s’agissait pas du monde de la peinture mais de celui de la musique. Rappelons-nous aussi de l’avis du responsable de la Caisse d’¦ pargne dans La magnitud de la tragèdia: "...no tenia res en contra de la música i, encara que era una activitat no directament profitosa per la societat, reconeixia que...". Chez Flaubert, l’objet de la harpe rapproche du monde des rêveries de l’enfance: "Elle (...) écouta les harpes sur les lacs,...". Et on peut même deviner une timide référence autobiographique à propos du sujet musical. Dans une de ses premières interviews, Monzó affirme :
Avec une technique qui fait penser aux paraboles de Kafka, Monzó nous parle, à travers l’image du doigt amputé, des tragédies qui se cachent derrière la quiétude familière, la vie quotidienne apparemment dépourvue de problèmes, comme le constate Eduard Vilella:
Ce même climat de tragédie domestique et brutale se déroule dans Madame Bovary pendant l’opération, la gangrène et l’amputation de la jambe d’Hippolyte ou chez Samuel Beckett, avec l’histoire de Moran qui maltraite son fils. Quim Monzó a déjà expliqué que le sujet du conte tire son origine d’une réflexion sur la coutume juive de la circoncision :
Cette référence au monde juif permet aussi de lire Vida familiar par rapport à la cruelle histoire du sacrifice du fils d’Abraham et à la revalorisation qu’en fera l'ouvre de Franz Kafka. Kafka se révolte contre l’autorité familiale et renie la Loi, comme l’a expliqué, entre autres, Harold Bloom. En tout cas, Quim Monzó avait déjà travaillé sur le sujet des amputations, comme on peut le voir dans son recueil d’articles No plantaré cap arbre. En 1991, il a publié l’article « Sis dits » sur une hypothétique malformation du pied gauche de Marilyn Monroe. Le journal Daily Mirror assurait que l’actrice avait six doigts de pied au lieu de cinq. Deux ans après, en 1993, Monzó publie deux articles « Els drets i els deures » et « Alguns homes bons » sur la coutume musulmane d’extirper partiellement le clitoris des filles. Le refus de Quim Monzó est féroce :
Et, en 1994, il reprenait ironiquement le sujet des amputations pour dénoncer la barbarie qui peut se cacher derrière la tolérance religieuse mal comprise:
Manifestement, il s’agit d’une image littérairement très utile, puisqu’elle suggère une grande quantité d’implications morales sur les rapports du pouvoir dans la cellule familiale, et sur le droit d’émancipation intellectuelle des mineurs. Pendant qu’Armand est, pour la première fois, conscient de sa solitude face au monde, ses parents justifient subtilement l’absurdité de leurs pratiques. Face à la peur et à la solitude, l’enfant ne deviendra pas une victime de la barbarie, comme dans Sa majesté des mouches de William Golding, mais au contraire le visage de la dignité humaine, du besoin de morale d’une société civilisée. Il est le seul à s’opposer à l’amputation du doigt, et il devient une figure subversive qui recherche dans la musique une issue à son destin sordide. La coupure du doigt représente le rituel d’initiation à la vie adulte, à une nouvelle vie à laquelle il refuse d’adhérer. Armand devient, dès lors, un personnage pleinement monzonien grâce à sa personnalité indépendante et malheureuse, abandonné face à l’irrationalité. C’est un enfant qui refuse de devenir majeur car il ne veut pas changer son monde à lui, celui des rêves, pour l’affreuse existence des adultes.L’amputation du doigt est aussi une image qui permet à Monzó d’affirmer son intérêt pour les aspects les plus cachés de la psychologie humaine. C’est inévitable chez un écrivain comme lui, qui s’est toujours intéressé à la sexualité, non seulement comme symbole de la transgression sociale, mais comme une particularité essentielle et honorable de la personnalité humaine. Et c’est dans ce contexte que Monzó s’intéresse aux sujets proposés par la psychanalyse malgré son énorme scepticisme à l’égard des théories qui prétendent dévoiler systématiquement les mystères de l’existence humaine. Si Flaubert était un lecteur passionné du marquis de Sade, Monzó à son tour n’a pas négligé la psychanalyse en tant que jeu littéraire. Comme Vladimir Nabokov, il s’amuse à jeter quelques peaux de banane dans ses oeuvres pour faire glisser des freudiens crédules —vid. p. ex. Trucs dans Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury, ou La magnitud de la tragèdia : "La dona va treure la clau del moneder, la va apuntar cap al pany, però s’hi va repensar, es va girar i va besar el Ramon-Maria..."—. Robert Coover, Franz Kafka et Vladimir Nabokov, quelques-uns des auteurs chers à Monzó, se sont aussi intéressés à Sigmund Freud à partir d’angles fort différents. Jaume Martí Olivella a abordé la question et a constaté:
Cette perspective nous invite à faire une lecture oedipique de Vida familiar, à mettre en rapport le sujet des doigts coupés avec la castration et les phénomènes de la répression. Le petit Armand, en fait, est un enfant réprimé par son entourage, et Monzó a choisi l’image du sectionnement et pas une autre. Si l’on convient, avec Freud, que le sujet de la paternité est lié à celui du sexe, on peut tenter un commentaire sur l’intérêt de Monzó pour le caractère de la cruauté, du sadisme, des autres perversions en rapport avec le réveil de la sexualité. Deux textes parmi d’autres de Sigmund Freud se rapprochent de notre sujet : Le petit Hans et On bat un enfant. Le petit Hans souffre d’affreux cauchemars durant lesquels on lui coupe un doigt de la main. Si l’on est d’accord pour assimiler le doigt —ou le pied, dans d’autres cas— comme un remplaçant du phallus, l’image du doigt tranché évoque la castration, l’interdiction parentale de sexualité pour l’enfant. Le doigt dans son rôle phallique a déjà été utilisé chez Monzó, comme, par exemple, dans ce passage de La magnitud de la tragèdia :
L’utilisation frustrée des doigts représente l’emploi défendu du pénis, l’expression de sa rivalité avec le père —il faut se souvenir que c’est avec le père qu’Armand polémique—, et même la censure du côté créateur de l’enfant. Armand refuse d’accéder au monde des adultes mais ne rejette pas sa propre évolution. L’enfant n’accepte pas de répression sexuelle —écho de l’aspiration de devenir créateur, artiste grâce à la harpe— comme un impératif pour accéder à l’âge adulte. L’enfant maltraité se rebelle contre son destin.Au-delà d’une lecture psychanalytique, Quim Monzó trace un extraordinaire dessein de l’instinct humain d’indépendance et de dissentiment. Le côté grégaire de l’homme et l’impossibilité d’accepter une réalité changeante va déclencher la chute de presque tous les personnages du conte. L’ironie de Monzó établit une vengeance contre le pouvoir familial : grâce à un hasard de la nature, tous les nouveau-nés de la famille auront désormais six doigts à la main gauche, celle du sacrifice. La farce qui soutenait la cruelle mutilation du doigt se désintègre. L’absurdité montre son visage le plus impitoyable, la famille se démembre comme une main qui perd toutes ses phalanges. Armand, le contestataire, est aussi une victime de la force centripète de l’échec : il abandonnera la musique et deviendra un homme sans but. Il s’est efforcé de jouer, dans la tragédie, une musique du bonheur ampoulé, mais il est chimérique. La musique devient une sorte de sarcasme qui souligne son malheur. C’est alors que Guadalajara fait sa première apparition, grâce à la harpe d’Armand. Le garçon joue :
Comme la valse d’Emma Bovary, qui devient de plus en plus rapide, la musique s’intensifie violemment au fur et à mesure que l’on poursuit la lecture, simultanément avec l’escalade de l’angoisse et de la souffrance des personnages. Ce qui a l’apparence d’une sauvegarde n’est, en réalité, qu’une nouvelle cage : on y reste prisonnier à jamais, comme a constaté Manel Ollé:
L’espoir n’est qu’un nouveau piège, et ce qui pouvait arriver de terrible arrive inévitablement. Comme chez Heribert et Humbert dans Benzina, le cousin Elisard, le harpiste aux six doigts, réussira à connaître le succès aux dépens d’Armand. C’est un succès peut-être pas très fondé du point de vue artistique, mais qui transforme une aberration de la nature en bénédiction. Quand Armand s’approche de la fille du bar, il pressent qu’elle a un œil de verre. Peut-être est-ce encore une habitude macabre propre à une autre famille, bien plus absurde et barbare. Loin d’avoir conjuré l’horreur, les personnages monzoniens la retrouvent toujours, gratuite, accrue et tenace, car elle est caractéristique de la nature humaine ou du Dieu qui nous veille. Un personnage qui faisait son apparition dans La magnitud de la tragèdia :
"A les portes de Troia"La tragédie n’est pas seulement quotidienne et domestique, elle est aussi caractéristique du mythe et de notre imaginaire collectif. Le monde de l’antiquité, comme celui des contes traditionnels, est peuplé de cruauté et de chimère, d’incertitude et de douleur, et c’est à ce titre que Quim Monzó s’y est intéressé depuis toujours. Une grande partie des textes de Monzó se situe dans ce domaine : En un temps llunyà et La creació dans Uf, va dir ell, abordent, respectivement, le sujet des origines du langage et celui de la création de l’univers. Dans El perquè de tot plegat on peut trouver le motif de Pigmalion —Pigmalió, pp. 39-41— et celui des contes de fées : le gnome qui accorde un voeu —La micologia, pp. 131-135—, le crapaud enchanté —El gripau, pp. 137-142—, la belle au bois dormant —La bella dorment, pp. 143-144)— et Cendrillon —La monarquia, pp. 145-148—. Comme on verra, Guadalajara propose aussi un grand nombre de relectures. Dans ses livres, il nous propose une relecture audacieuse et ironique des lieux communs vénérés par notre tradition culturelle. Dans les mains de Monzó, le mythe n’est que le parent riche du topique, un modèle sacralisé par la réitération de l’histoire, fabuleux et, en même temps, absurde, une sorte d’article du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, si l’on veut se livrer à une lecture flaubertienne de Guadalajara. Quim Monzó a raconté aussi l’origine de cette histoire après et même avant de la parution du livre :
Comme l’ont fait Cervantes, Borges ou Joyce, Monzó transgresse notre attente de lecture et bouleverse le récit dans un exercice de désaccord avec l’idéologie actuellement sous-jacente de nos modèles esthétiques, une technique a contrario assimilable au style parodique que Monzó utilise dans l’ensemble de son oeuvre littéraire et de ses articles de presse, une contre-écriture qui est l’aboutissement logique de sa "negativitat militant", comme l’a très intelligemment constaté Eduard Vilella. Grâce à son tour de force avec le mythe, Monzó le réactive pour nous le restituer rempli d’actualité et en assure sa continuité. Comme le dit Hans Robert Jauss, Quim Monzó ne cherche pas à satisfaire "le désir [du lecteur] de voir le beau reproduit sous des formes familières" ni à sanctionner "les voeux du public", mais il est en quête "du ‘sensationnel’, sous la forme d’expériences étrangères à la vie quotidienne", il s’intéresse à l’écart "qui, impliquant une nouvelle manière de voir, est éprouvé d’abord comme source de plaisir ou d’étonnement et de perplexité...". Une attitude que Jauss explique précisément à partir de Madame Bovary de Flaubert et de la lecture qu’en fait Baudelaire. Chez Flaubert, comme chez Monzó, il y a la même horreur de la grandiloquence des passions et de leur naïveté. Et tous les deux y font face avec les deux mêmes redoutables armes : l’impassibilité et l’ironie :
Il y a une phrase de Benzina assez proche et révélatrice du style monzonien:
Et encore celle-là de L’udol del griso al caire de les clavegueres :
Si Barbey d’Aurevilly affirmait que :
on pourrait en dire autant du style limpide de Monzó.L’histoire du cheval de Troie nous est minutieusement racontée. On nous explique les arrangements indispensables à Ulysse et aux Achéens pour aménager cette fabuleuse argutie militaire, cette supercherie qui leur permettra de prendre d’assaut la ville assiégée. Néanmoins, l’argutie, telle que nous la raconte l’épopée d’Homère, n’est pas si facile à réaliser : les personnages de Quim Monzó ne sont plus des héros mais des hommes en chair et en os. Avec un regard ironique, on constate qu’il est dur de réaliser ce qui a été si facile de projeter et d’écrire. Une contradiction pareille à celle qui nous présente le film réalisé en 1974 par Terry Gilliam et Terry Jones Monty Python and the Holy Grial, sur le même sujet du cheval de Troie. Les premiers murmures arrivent quand on remarque que les Troyens n’agissent pas selon leurs prévisions. L’intérieur du cheval devient un four, l’eau se tarit et les excrétions posent un sérieux problème. Ulysse n’hésite pas à éliminer les dissidents pour faire régner la discipline, ses soldats sont dans l’obligation de dévorer les cadavres et de boire leur propre urine pour survivre. Tous doivent se soumettre au programme, il faut attendre, attendre coûte que coûte que les Troyens portent le cheval de l’autre côté des remparts. La souffrance se mêle à l’incertitude chez les Troyens: on ne peut pas être sûr du prochain mouvement des ennemis. Peut-être ne viendront-ils jamais chercher l’énorme cheval, mais ils ne peuvent rien faire d’autre que d’attendre. Ce climat offre à Monzó l’occasion d’aborder l’un des sujets majeurs de Guadalajara :
Cette reconstruction ironique de l’histoire du cheval de Troie nous plonge dans le problème de l’angoisse et de la souffrance qui se cache derrière l’euphorie des ambitions. Il faut noter que Quim Monzó avait pensé intituler le livre El perquè de tot plegat : L’eufòria dels troians. Finalement, ce titre a été utilisé pour un conte très important du volume : c’est l’histoire d’un homme à qu’il arrive, soudainement, tout le mal qui pouvait lui arriver, en dépit de son espoir euphorique et inépuisable. La réalité pulvérise à chaque instant les a priori de l’homme, comme nous le rappelle, par exemple, un conte amusant de L’illa de Maians, No n’estigui tan segur. On pourrait citer d’autres titres, car l’incertitude est l’un des sujets habituels chez Monzó. Une incertitude qui concerne les rapports entre les personnages et les rapports des personnages avec les objets, comme c’est le cas des gadgets d’Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury. Le cheval de Troie est, en quelque sorte, un énorme gadget de plus, merveilleux et inutile.De leur côté, les Troyens chantent, ivres de joie, parce qu’ils croient que les Achéens ont définitivement quitté le siège. Ils fêtent leur victoire en ignorant la stratégie de leurs ennemis. Ils ignorent ce que l’avenir peut leur réserver, exactement comme les Achéens, et prennent leurs suppositions pour des réalités. L’échec se cache derrière l’euphorie de leur réjouissance. C’est alors que l’on peut entendre à nouveau la musique de Guadalajara, celle que dansent sans cesse les personnages de notre livre empreints de bovarysme — avec ce mot l’on nomme habituellement les personnages qui confondent la réalité avec leurs désirs— :
L’euphorie devient pathétique car elle ne parvient pas à cacher l’abîme d’absurdité au-dessus duquel sont suspendus les personnages. Il n’y a plus d’espoir face à la réalité, et à sa place il y a la peur. L’ironie avec laquelle Monzó nous présente ce panorama est amusante, mais ce rire n’est qu’une forme de conjurer le constat de la souffrance humaine. Quim Monzó s’est toujours intéressé au monde de l’antiquité et de la mythologie, probablement parce que c’est un monde de rêve où la morale et les règles sociales d’aujourd’hui sont tout à fait bouleversées, et où l’héroïsme et le sexe sont toujours possibles:
Christian Camps, dans son Approche bio-bibliografique publiée dans ce même numéro, signale que Monzó, à douze ans, avait écrit une histoire mythologique intitulée Las nereidas. La magnitud de la tragèdia montre aussi cet intérêt pour la littérature latine et plus concrètement pour le priapisme. Mais l’approche que l’écrivain en fait n’est ni idyllique ni culturaliste. Il a une attitude très critique, déjà abordée par Vilella, et elle est à l’origine des blagues phénoménales comme celles du "tutòleg" dans le programme de télévision Persones humanes et de la référence, par exemple, dans La magnitud de la tragèdia du général "Txang Txung Txang de Xangai". Monzó a très souvent justifié ses critiques, comme par exemple dans « La lliçó de Beckett » d’Hotel Intercontinental. Il ne s’intéresse point à la prétendue noblesse et profondeur intellectuelle que l’on confère habituellement aux histoires situées dans ce monde antique. Monzó exècre la critique et la fausse supériorité de certains professionnels de la culture et aborde le monde classique avec la même simplicité qu’il écrit ses histoires situées aujourd’hui. La nature humaine est la même, et l’Odysée n’est qu’une fiction, comme Guadalajara. Il démythifie certaines des valeurs de l’épopée classique, surtout celle de la foi et de l’espoir, de l’héroïsme et de la grandiloquence. Face aux décors épiques d’Homère, Monzó oppose à peine six pages d’un style laconique et ironique. Une ironie qui ne peut pas être considérée comme une simple figure rhétorique supplémentaire dans le discours, mais le discours lui-même. Le monde, à notre époque, est devenu quelque chose de trompeur; il a perdu sa crédibilité, sa sûreté. Dans un entretien avec Julià Guillamon, Monzó désignait la grande coupure qui existe entre la littérature des grandes épopées et celle de notre temps :
Contre l’illusion de la réalité, on ne peut que se moquer du transcendantalisme arrogant de notre culture. On se moque de notre prétention insensée à découvrir la vérité. L’ironie se moque du monde et de nous-mêmes, et aussi de l’exercice littéraire, dans un formidable paradoxe. La réalité devient contradictoire et inexprimable. Pour cette raison, la littérature de Monzó est dure et vitaliste en même temps : elle démythifie et poétise également, comme le consigne Enric Bou :
Derrière le côté sombre, cruel et dur de la réalité facétieuse, il y a un processus de restauration de la dignité de l’homme. C’est précisément parce que la réalité le fustige perpétuellement avec la douleur et l’humiliation, que le rire est la seule réponse possible, comme le pensait également Charles Baudelaire :
"Les llibertats helvètiques"Contre l’absurdité du mythe et de ses clichés se déroule aussi la troisième des histoires de Guadalajara. Elle réécrit la légende de Guillaume Tell et nous place à nouveau dans le contexte de la famille. Le conte dessine avec Vida familiar et Gregor une exceptionnelle trilogie sur le conflit de générations et sur les pièges qui se cachent derrière les rapports entre le fils et le père, parce que, d’une façon très révélatrice, la dissension familiale chez Quim Monzó est presque toujours une affaire exclusive entre ces deux personnages masculins, attribuant à la mère, si elle apparaît, un rôle secondaire, une présence consolatrice. Dans le conte, la mère apparaît seulement pour réconforter le petit Guillem. Il y a, d’ailleurs, une présence très vague du personnage de la mère dans toute l'oeuvre de Monzó. Elle représente conjointement avec le père le pouvoir familier qu’il faut combattre dans L’udol del griso al caire de les clavegueres, elle est assassinée par son mari dans Redacció —Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury—, elle s’occupe de l’enfant malade de Febre —L’illa de Maians—, elle est un fausse mère idéale dans La magnitud de la tragèdia et il y a aussi la présence très discrète de la mère dans Vida familiar et Gregor.Le jeune Guillem appartient à une famille très spéciale. Il est le petit-fils du père de la patrie suisse, le révolutionnaire Guillaume Tell, qui a libéré son peuple de la tyrannie autrichienne. Le fait de descendre d’une famille d’anciens résistants, d’origines subversives donc, n’épargne pas au jeune Guillem son propre processus de rébellion. Il porte le même nom que son glorieux ancêtre et il va s’opposer aussi, à sa façon, au pouvoir établi, il va contester l’autosatisfaction familiale qui entoure la geste du vieux Tell avec ses propres valeurs, issues de notre monde contemporain, où la valeur sociale qu’on accorde à la vie humaine est beaucoup plus importante. Avec une technique littéraire très efficace, Quim Monzó oppose le monde du Moyen Âge à notre monde contemporain à travers trois générations seulement. En fait, Gualter Tell, le fils soumis à l’épreuve de la pomme, a une enfance médiévale et une jeunesse et maturité situées au xxème siècle. Ce fait n’est pas si extraordinaire si l’on pense qu’il y a plus de similitudes entre la vie féodale et celle de nos grands-parents qu’avec notre vie moderne. Le temps est un concept que Monzó a remis en question depuis ses premiers textes :
De toute façon, Monzó ne fait que relire une histoire consacrée par la tradition avec des yeux contemporains, comme dans l’histoire du Cheval de Troie :
Le monde des enfants est peuplé de nombreuses craintes et d’images terrifiantes, comme celles que nous montrent les dessins animés, comme celle du doigt tranché d’Armand ou comme l’interminable trajet de la flèche qui s’enfonce dans le crâne de son père. L’héroïsme mythique de Guillaume Tell n’est pour l’enfant qu’une énorme imprudence en tant que père, une insouciance sans excuse, rien qu’une page atroce. Grâce à son refus et aux questions qu’il pose sans cesse à Gualter, on apprend que, lui, son père, partage ses mêmes doutes et sa même horreur. La flèche aurait très bien pu le tuer et, pour cette raison, il a souffert pendant longtemps d’horribles cauchemars. Derrière l’apparente conformité du père avec son héroïque expérience, on découvre sa tragédie particulière, sa vie ennuyeuse d’homme gris, son sentiment de fils peu aimé ; et son passé révolutionnaire, sa divergence avec le monde, identique à celle que vit son fils Guillem. Une identification qui fait de Guillem un petit double génétique, un nouvel exemple de Doppelgänger monzonien. Si, dans un texte aussi autobiographique que L’udol del griso al caire de les clavegueres l’écrivain s’identifiait inévitablement au personnage du fils, maintenant on retrouve ce même militantisme de générations, le même partage d’idéaux, mais avec les deux personnages simultanément. L’œuvre de Monzó est devenue plus adroite car elle est le fruit d’un écrivain qui est père et fils à la fois, engagé maintenant avec son expérience morale de la famille. Au cours de la narration de la vie d’antihéros de Gualter, on entend à nouLe monde des enfants fait partie de la littérature monzonienne, du moins, à partir du conte Redacció publié dans Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury. Cette présence s’est accrue dans les derniers textes de l’écrivain de façon notable. En 1992, par exemple, à l’occasion d’une critique sur le populisme de Bill Clinton, Monzó publie un article, à mi-chemin entre le journalisme et la fiction, sur la cruauté des adultes envers les enfants, victimes de leurs lois terrifiantes. L’identification du président américain avec Attila constitue, au-delà de ses convictions politiques, une féroce plaidoirie pour les enfants.L’enfance, c’est l’étape privilégiée où tout débute. Quand l’existence humaine offre toutes ses possibilités —théoriquement— colossales, et qu’on peut le mieux reconnaître la personnalité de notre espèce, mélange de bonté, d’idéalisme et des pulsions les plus obscures. À ce propos, Monzó a dénoncé l’hypocrisie qui se cache derrière la censure de produits comme Dragon Boule ou même Walt Disney au nom de la protection des enfants :
Malgré le cliché idéalisé de l’enfant, il n’est qu’un être humain et il possède, naturellement, toutes ses qualités et ses défauts. Quim Monzó peut accorder aux enfants une personnalité angélique à condition qu’on n’oublie pas leur côté diabolique ou simplement cruel. Anna-Francesca, la jeune fille de La magnitud de la tragèdia est une vraie sadique, la petite pianiste de La filantropia del mobiliari, J, l’enfant de Literatura rural, —L’illa de Maians—, et encore le petit Gregor de Guadalajara sont quelques-uns des enfants terribles, et parfois horribles, de Monzó. Armand, Guillem Tell —le petit-fils—, Gregor, Robin Hood, l’élève qui passe un examen, le fils et le petit-fils du prophète, ce sont des enfants, des adolescents et des jeunes gens qui jouent quelques-uns des principaux rôles de Guadalajara. Si El perquè de tot plegat s’intéressait de préférence aux individualités et à leur incommunicabilité, aux rapports homme-femme, au sexe, et à un cocktail imbuvable composé de nihilisme et de joie de vivre, voici à présent une atmosphère où l’irréalité et l’horreur deviennent plus obsédantes que jamais. Peut-être pour contrebalancer le grand rôle que Monzó fait jouer à la tendresse que suscite le monde de l’enfance dans son dernier recueil.La tendresse est utilisée dans le portrait d’Armand et de sa famille comme une technique pour accroître le drame. L’ironie et l’humour, propes au style monzonien, ne font que renforcer la vulnérabilité du héros face à la réalité. Elle devient cruelle et moqueuse, et nous présente l’existence comme quelque chose de tristement risible, de pathétique. De même que chez Flaubert, l’ironie monzonienne sert à montrer jusqu’à quel point la réalité humilie les désirs humains. En réalité, il faut plutôt parler de coïncidences —et non pas d’influences— et d’une grande quantité d’affinités entre Monzó et Flaubert. Cette opération n’est pas destinée à bâtir des généalogies mais à lire les textes selon leurs rapports intemporels de rencontre ou de distance. Avec justesse, Quim Monzó a déploré qu’on lui attribuât des influences d’auteurs qu’il n’a jamais lus:
Néanmoins, on peut parfaitement être influencé par un auteur, même sans en avoir lu une seule ligne. Le jeu d’influences est toujours extrêmement complexe et la littérature est un domaine incestueux où personne ne peut prétendre être à l’abri d’un quelconque virus. Bien que Monzó connaît directement l'ouvre de Flaubert, il existe aussi une voie de contagion sûre : Franz Kafka et Samuel Beckett, probablement les deux auteurs qui ont le plus influencé Quim Monzó. Maurice Blanchot —"Kafka choisit pour maîtres Goethe et Flaubert. (...) Goethe et Flaubert lui ont appris à reconnaître la valeur d’une forme parfaitement travaillée."— et Vladimir Nabokov, entre d’autres, ont constaté la grande influence de Flaubert sur ces deux auteurs —"La plus grande influence littéraire sur Kafka fut celle de Flaubert. Flaubert qui exécrait la prose affectée, aurait applaudi l’attitude de Kafka à l’égard de son outil." L’outil de Monzó est aussi de la même viene. Bien évidemment, on ne peut pas oublier que Franz Kafka "avait rêvé qu’il se trouvait dans une grande salle pleine de monde et lisait à haute voix toute L’éducation sentimentale"comme l’écrit Pietro Citati dans son célèbre étude. Quant au rapport avec Beckett, moins évident, on peut le constater, par exemple, dans sa parodie de L’éducation sentimentale, et dans l’article de Nelly Stéphane.Quim Monzó se sert en même temps de l’ironie pour conjurer l’angoisse et pour l’aiguiser. La même brutalité qui détruira les rêveries d’Emma Bovary pulvérise aussi les projets de la famille d’Armand et les illusions du petit. Si l’héroïne de Flaubert, enfant, "cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres", le petit Armand, à son tour, ne s’intéresse guère à la perte du doigt, puisque:
Le drame du petit Armand se solidifie dans cette ambiance quotidienne et grise. Les aînés, a priori pas plus malins que d’autres, s’occupent de leurs affaires domestiques conventionnelles, de leurs réunions, de leurs rites sociaux dans un climat qui devient de plus en plus claustrophobe au fur et à mesure qu’il est habituel. Sur la famille d’Armand, Quim Monzó s’est ainsi exprimé:
Jeune rêveur, Armand éprouve sa toute première obsession : il est fasciné par la harpe de son oncle. Cet objet va déclencher le drame familier mais lui épargnera aussi son macabre destin. La harpe représente, dans un certain sens, la dimension artistique et contestataire d’Armand, son désir de libération face à la tyrannie familière. Chez Monzó le monde de la musique revêt des connotations rebelles, alternatives et qui lui sont chères. Dans une première étape du roman Benzina, il ne s’agissait pas du monde de la peinture mais de celui de la musique. Rappelons-nous aussi de l’avis du responsable de la Caisse d’¦ pargne dans La magnitud de la tragèdia: "...no tenia res en contra de la música i, encara que era una activitat no directament profitosa per la societat, reconeixia que...". Chez Flaubert, l’objet de la harpe rapproche du monde des rêveries de l’enfance: "Elle (...) écouta les harpes sur les lacs,...". Et on peut même deviner une timide référence autobiographique à propos du sujet musical. Dans une de ses premières interviews, Monzó affirme :
Avec une technique qui fait penser aux paraboles de Kafka, Monzó nous parle, à travers l’image du doigt amputé, des tragédies qui se cachent derrière la quiétude familière, la vie quotidienne apparemment dépourvue de problèmes, comme le constate Eduard Vilella:
Ce même climat de tragédie domestique et brutale se déroule dans Madame Bovary pendant l’opération, la gangrène et l’amputation de la jambe d’Hippolyte ou chez Samuel Beckett, avec l’histoire de Moran qui maltraite son fils. Quim Monzó a déjà expliqué que le sujet du conte tire son origine d’une réflexion sur la coutume juive de la circoncision :
Cette référence au monde juif permet aussi de lire Vida familiar par rapport à la cruelle histoire du sacrifice du fils d’Abraham et à la revalorisation qu’en fera l'ouvre de Franz Kafka. Kafka se révolte contre l’autorité familiale et renie la Loi, comme l’a expliqué, entre autres, Harold Bloom. En tout cas, Quim Monzó avait déjà travaillé sur le sujet des amputations, comme on peut le voir dans son recueil d’articles No plantaré cap arbre. En 1991, il a publié l’article « Sis dits » sur une hypothétique malformation du pied gauche de Marilyn Monroe. Le journal Daily Mirror assurait que l’actrice avait six doigts de pied au lieu de cinq. Deux ans après, en 1993, Monzó publie deux articles « Els drets i els deures » et « Alguns homes bons » sur la coutume musulmane d’extirper partiellement le clitoris des filles. Le refus de Quim Monzó est féroce :
Et, en 1994, il reprenait ironiquement le sujet des amputations pour dénoncer la barbarie qui peut se cacher derrière la tolérance religieuse mal comprise:
Manifestement, il s’agit d’une image littérairement très utile, puisqu’elle suggère une grande quantité d’implications morales sur les rapports du pouvoir dans la cellule familiale, et sur le droit d’émancipation intellectuelle des mineurs. Pendant qu’Armand est, pour la première fois, conscient de sa solitude face au monde, ses parents justifient subtilement l’absurdité de leurs pratiques. Face à la peur et à la solitude, l’enfant ne deviendra pas une victime de la barbarie, comme dans Sa majesté des mouches de William Golding, mais au contraire le visage de la dignité humaine, du besoin de morale d’une société civilisée. Il est le seul à s’opposer à l’amputation du doigt, et il devient une figure subversive qui recherche dans la musique une issue à son destin sordide. La coupure du doigt représente le rituel d’initiation à la vie adulte, à une nouvelle vie à laquelle il refuse d’adhérer. Armand devient, dès lors, un personnage pleinement monzonien grâce à sa personnalité indépendante et malheureuse, abandonné face à l’irrationalité. C’est un enfant qui refuse de devenir majeur car il ne veut pas changer son monde à lui, celui des rêves, pour l’affreuse existence des adultes.L’amputation du doigt est aussi une image qui permet à Monzó d’affirmer son intérêt pour les aspects les plus cachés de la psychologie humaine. C’est inévitable chez un écrivain comme lui, qui s’est toujours intéressé à la sexualité, non seulement comme symbole de la transgression sociale, mais comme une particularité essentielle et honorable de la personnalité humaine. Et c’est dans ce contexte que Monzó s’intéresse aux sujets proposés par la psychanalyse malgré son énorme scepticisme à l’égard des théories qui prétendent dévoiler systématiquement les mystères de l’existence humaine. Si Flaubert était un lecteur passionné du marquis de Sade, Monzó à son tour n’a pas négligé la psychanalyse en tant que jeu littéraire. Comme Vladimir Nabokov, il s’amuse à jeter quelques peaux de banane dans ses oeuvres pour faire glisser des freudiens crédules —vid. p. ex. Trucs dans Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury, ou La magnitud de la tragèdia : "La dona va treure la clau del moneder, la va apuntar cap al pany, però s’hi va repensar, es va girar i va besar el Ramon-Maria..."—. Robert Coover, Franz Kafka et Vladimir Nabokov, quelques-uns des auteurs chers à Monzó, se sont aussi intéressés à Sigmund Freud à partir d’angles fort différents. Jaume Martí Olivella a abordé la question et a constaté:
Cette perspective nous invite à faire une lecture oedipique de Vida familiar, à mettre en rapport le sujet des doigts coupés avec la castration et les phénomènes de la répression. Le petit Armand, en fait, est un enfant réprimé par son entourage, et Monzó a choisi l’image du sectionnement et pas une autre. Si l’on convient, avec Freud, que le sujet de la paternité est lié à celui du sexe, on peut tenter un commentaire sur l’intérêt de Monzó pour le caractère de la cruauté, du sadisme, des autres perversions en rapport avec le réveil de la sexualité. Deux textes parmi d’autres de Sigmund Freud se rapprochent de notre sujet : Le petit Hans et On bat un enfant. Le petit Hans souffre d’affreux cauchemars durant lesquels on lui coupe un doigt de la main. Si l’on est d’accord pour assimiler le doigt —ou le pied, dans d’autres cas— comme un remplaçant du phallus, l’image du doigt tranché évoque la castration, l’interdiction parentale de sexualité pour l’enfant. Le doigt dans son rôle phallique a déjà été utilisé chez Monzó, comme, par exemple, dans ce passage de La magnitud de la tragèdia :
L’utilisation frustrée des doigts représente l’emploi défendu du pénis, l’expression de sa rivalité avec le père —il faut se souvenir que c’est avec le père qu’Armand polémique—, et même la censure du côté créateur de l’enfant. Armand refuse d’accéder au monde des adultes mais ne rejette pas sa propre évolution. L’enfant n’accepte pas de répression sexuelle —écho de l’aspiration de devenir créateur, artiste grâce à la harpe— comme un impératif pour accéder à l’âge adulte. L’enfant maltraité se rebelle contre son destin.Au-delà d’une lecture psychanalytique, Quim Monzó trace un extraordinaire dessein de l’instinct humain d’indépendance et de dissentiment. Le côté grégaire de l’homme et l’impossibilité d’accepter une réalité changeante va déclencher la chute de presque tous les personnages du conte. L’ironie de Monzó établit une vengeance contre le pouvoir familial : grâce à un hasard de la nature, tous les nouveau-nés de la famille auront désormais six doigts à la main gauche, celle du sacrifice. La farce qui soutenait la cruelle mutilation du doigt se désintègre. L’absurdité montre son visage le plus impitoyable, la famille se démembre comme une main qui perd toutes ses phalanges. Armand, le contestataire, est aussi une victime de la force centripète de l’échec : il abandonnera la musique et deviendra un homme sans but. Il s’est efforcé de jouer, dans la tragédie, une musique du bonheur ampoulé, mais il est chimérique. La musique devient une sorte de sarcasme qui souligne son malheur. C’est alors que Guadalajara fait sa première apparition, grâce à la harpe d’Armand. Le garçon joue :
Comme la valse d’Emma Bovary, qui devient de plus en plus rapide, la musique s’intensifie violemment au fur et à mesure que l’on poursuit la lecture, simultanément avec l’escalade de l’angoisse et de la souffrance des personnages. Ce qui a l’apparence d’une sauvegarde n’est, en réalité, qu’une nouvelle cage : on y reste prisonnier à jamais, comme a constaté Manel Ollé:
L’espoir n’est qu’un nouveau piège, et ce qui pouvait arriver de terrible arrive inévitablement. Comme chez Heribert et Humbert dans Benzina, le cousin Elisard, le harpiste aux six doigts, réussira à connaître le succès aux dépens d’Armand. C’est un succès peut-être pas très fondé du point de vue artistique, mais qui transforme une aberration de la nature en bénédiction. Quand Armand s’approche de la fille du bar, il pressent qu’elle a un œil de verre. Peut-être est-ce encore une habitude macabre propre à une autre famille, bien plus absurde et barbare. Loin d’avoir conjuré l’horreur, les personnages monzoniens la retrouvent toujours, gratuite, accrue et tenace, car elle est caractéristique de la nature humaine ou du Dieu qui nous veille. Un personnage qui faisait son apparition dans La magnitud de la tragèdia :
Comme l’ont fait Cervantes, Borges ou Joyce, Monzó transgresse notre attente de lecture et bouleverse le récit dans un exercice de désaccord avec l’idéologie actuellement sous-jacente de nos modèles esthétiques, une technique a contrario assimilable au style parodique que Monzó utilise dans l’ensemble de son oeuvre littéraire et de ses articles de presse, une contre-écriture qui est l’aboutissement logique de sa "negativitat militant", comme l’a très intelligemment constaté Eduard Vilella. Grâce à son tour de force avec le mythe, Monzó le réactive pour nous le restituer rempli d’actualité et en assure sa continuité. Comme le dit Hans Robert Jauss, Quim Monzó ne cherche pas à satisfaire "le désir [du lecteur] de voir le beau reproduit sous des formes familières" ni à sanctionner "les voeux du public", mais il est en quête "du ‘sensationnel’, sous la forme d’expériences étrangères à la vie quotidienne", il s’intéresse à l’écart "qui, impliquant une nouvelle manière de voir, est éprouvé d’abord comme source de plaisir ou d’étonnement et de perplexité...". Une attitude que Jauss explique précisément à partir de Madame Bovary de Flaubert et de la lecture qu’en fait Baudelaire. Chez Flaubert, comme chez Monzó, il y a la même horreur de la grandiloquence des passions et de leur naïveté. Et tous les deux y font face avec les deux mêmes redoutables armes : l’impassibilité et l’ironie :
on pourrait en dire autant du style limpide de Monzó.L’histoire du cheval de Troie nous est minutieusement racontée. On nous explique les arrangements indispensables à Ulysse et aux Achéens pour aménager cette fabuleuse argutie militaire, cette supercherie qui leur permettra de prendre d’assaut la ville assiégée. Néanmoins, l’argutie, telle que nous la raconte l’épopée d’Homère, n’est pas si facile à réaliser : les personnages de Quim Monzó ne sont plus des héros mais des hommes en chair et en os. Avec un regard ironique, on constate qu’il est dur de réaliser ce qui a été si facile de projeter et d’écrire. Une contradiction pareille à celle qui nous présente le film réalisé en 1974 par Terry Gilliam et Terry Jones Monty Python and the Holy Grial, sur le même sujet du cheval de Troie. Les premiers murmures arrivent quand on remarque que les Troyens n’agissent pas selon leurs prévisions. L’intérieur du cheval devient un four, l’eau se tarit et les excrétions posent un sérieux problème. Ulysse n’hésite pas à éliminer les dissidents pour faire régner la discipline, ses soldats sont dans l’obligation de dévorer les cadavres et de boire leur propre urine pour survivre. Tous doivent se soumettre au programme, il faut attendre, attendre coûte que coûte que les Troyens portent le cheval de l’autre côté des remparts. La souffrance se mêle à l’incertitude chez les Troyens: on ne peut pas être sûr du prochain mouvement des ennemis. Peut-être ne viendront-ils jamais chercher l’énorme cheval, mais ils ne peuvent rien faire d’autre que d’attendre. Ce climat offre à Monzó l’occasion d’aborder l’un des sujets majeurs de Guadalajara :
Cette reconstruction ironique de l’histoire du cheval de Troie nous plonge dans le problème de l’angoisse et de la souffrance qui se cache derrière l’euphorie des ambitions. Il faut noter que Quim Monzó avait pensé intituler le livre El perquè de tot plegat : L’eufòria dels troians. Finalement, ce titre a été utilisé pour un conte très important du volume : c’est l’histoire d’un homme à qu’il arrive, soudainement, tout le mal qui pouvait lui arriver, en dépit de son espoir euphorique et inépuisable. La réalité pulvérise à chaque instant les a priori de l’homme, comme nous le rappelle, par exemple, un conte amusant de L’illa de Maians, No n’estigui tan segur. On pourrait citer d’autres titres, car l’incertitude est l’un des sujets habituels chez Monzó. Une incertitude qui concerne les rapports entre les personnages et les rapports des personnages avec les objets, comme c’est le cas des gadgets d’Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury. Le cheval de Troie est, en quelque sorte, un énorme gadget de plus, merveilleux et inutile.De leur côté, les Troyens chantent, ivres de joie, parce qu’ils croient que les Achéens ont définitivement quitté le siège. Ils fêtent leur victoire en ignorant la stratégie de leurs ennemis. Ils ignorent ce que l’avenir peut leur réserver, exactement comme les Achéens, et prennent leurs suppositions pour des réalités. L’échec se cache derrière l’euphorie de leur réjouissance. C’est alors que l’on peut entendre à nouveau la musique de Guadalajara, celle que dansent sans cesse les personnages de notre livre empreints de bovarysme — avec ce mot l’on nomme habituellement les personnages qui confondent la réalité avec leurs désirs— :Història d’un amor, por ejemplo, supone un rompimiento del concepto normal de tiempo...De toute façon, Monzó ne fait que relire une histoire consacrée par la tradition avec des yeux contemporains, comme dans l’histoire du Cheval de Troie :
Le monde des enfants est peuplé de nombreuses craintes et d’images terrifiantes, comme celles que nous montrent les dessins animés, comme celle du doigt tranché d’Armand ou comme l’interminable trajet de la flèche qui s’enfonce dans le crâne de son père. L’héroïsme mythique de Guillaume Tell n’est pour l’enfant qu’une énorme imprudence en tant que père, une insouciance sans excuse, rien qu’une page atroce. Grâce à son refus et aux questions qu’il pose sans cesse à Gualter, on apprend que, lui, son père, partage ses mêmes doutes et sa même horreur. La flèche aurait très bien pu le tuer et, pour cette raison, il a souffert pendant longtemps d’horribles cauchemars. Derrière l’apparente conformité du père avec son héroïque expérience, on découvre sa tragédie particulière, sa vie ennuyeuse d’homme gris, son sentiment de fils peu aimé ; et son passé révolutionnaire, sa divergence avec le monde, identique à celle que vit son fils Guillem. Une identification qui fait de Guillem un petit double génétique, un nouvel exemple de Doppelgänger monzonien. Si, dans un texte aussi autobiographique que L’udol del griso al caire de les clavegueres l’écrivain s’identifiait inévitablement au personnage du fils, maintenant on retrouve ce même militantisme de générations, le même partage d’idéaux, mais avec les deux personnages simultanément. L’œuvre de Monzó est devenue plus adroite car elle est le fruit d’un écrivain qui est père et fils à la fois, engagé maintenant avec son expérience morale de la famille. Au cours de la narration de la vie d’antihéros de Gualter, on entend à nouveau les joyeux accords de Guadalajara :
La littérature de Quim Monzó est remplie de personnages engagés dans une rébellion qui finira par devenir impossible. Jaume Pont abordait ce sujet à propos d’Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury:
Comme chez Gustave Flaubert, pourtant conservateur, il y a toujours la révolution qui reste en suspens depuis la jeunesse. Si chez l’écrivain français c’est celle de 1848, Monzó évoque le changement mythique promis par la révolution libertaire pendant tout le xxème siècle à Barcelone, et notamment, pendant les dernières années du franquisme, c’est-à-dire, pendant l’adolescence et la jeunesse de Monzó. L’anarchisme est une des souches idéologiques qui ont le plus influencé le commun de la société catalane, en lui conférant une attitude d’indépendance et de dissidence, de liberté individuelle, de dignité ouvrière, fort méconnues dans d’autres sociétés qui ont été seulement influencées par l’idéologie socialiste. Les as encerclés de Gualter, sa revue clandestine sont des détails qui appartiennent à l’écrivain lui-même et qu’il cède à son personnage. Comme une parabole de sa propre biographie et de son propre pays, Monzó choisit la Suisse pour parler de la Catalogne. La référence à la culture romanche, tout à fait étrange à l’histoire traditionnelle de Guillaume Tell, ne peut s’expliquer que comme un clin d’œil au lecteur. En effet, le romanche était connu anciennement, par sa ressemblance morphologique avec la langue catalane comme "el català dels Alps", et, à ce titre, il y a des écrivains qui l’ont évoqué comme, par exemple, J. V. Foix dans deux de ses textes —No us mogueu, que ara pugen... et Ara pugen :
On peut trouver un autre témoignage de ce "catalan des Alpes" dans les Memòries du filologue A. Griera :
C’est alors que Monzó fait entendre à nouveau Guadalajara en tant que souvenir, un peu trop naïf, d’une idée de révolution à la mexicaine, d’ambiance tropicale et rythme enivré. Le nom Guadalajara fait penser au Mexique et à sa révolution mythique, libératrice et passionnante, mais aussi à la révolution cubaine, à la littérature sud-américaine, avec Gabriel García Márquez et ses héros du xixème siècle, pleins de force et de foi en l’être humain.Mais comme Woody Allen dans Bananas, Quim Monzó ne peut aborder le sujet de la révolution que dans une clé ironique qui souligne l’ingénuité d’une telle entreprise. Gualter et sa femme décident d’élever leur fils "amb directrius pedagògiques no violentes", mais l’enfant, qui ressent pour eux "una admiració profunda i neta" au début, finira par s’opposer fermement à l’autorité familiale comme l’exige la psychologie. Le même ton moqueur que Monzó utilise pour raconter cette histoire, il va le céder au petit Guillem en tant qu’arme du conflit générationnel. L’ironie a le redoutable pouvoir de briser le plus solide statu quo qu’il soit, et Gualter doit faire face aux questions malicieuses de son fils. A-t-il été si vaillant qu’on le prétend ? Comment s’est-il laissé soumettre à une telle épreuve ? À côté des récits que les propres personnages produisent sur eux-mêmes, il y a l’évidence des silences aussi révélateurs ; il y a la marge troublante entre leur message verbal et ce qui parle d’eux malgré eux. Épuisé le monde de l’utopie et l’ingénuité de l’enfance, il ne reste que l’incontestable force des faits. Les stéréotypes, les mirages sociaux et personnels n’arrivent point à cacher la colossale absence de certitudes.Et les chercher, c’est aussi se chercher à soi même, à travers des pièges et des perplexités que les rapports génétiques intensifient, comme dans un jeu de miroirs, comme au jeu des ressemblances entre les visages des photographies d’un même album de famille. Monzó se sert du sujet du double pour mettre en évidence l’équivoque de l’individualité et les pièges de son exaltation romantique. Dès les premiers textes monzoniens, surtout Benzina ou Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury, la présence réitérée du double met en question l’existence cohérente et nette d’un "moi" indépendant des autres. Mais, après avoir assisté à la perte de cette idée d’un "moi" défini, après avoir constaté que la présence du double ne fait que confirmer une réalité toujours différente,—et pour cela réitérée, égale à elle-même, comme nous le rappelle l’image du fleuve, du miroir, d’Héraclite— après avoir constaté l’angoisse d’une routine récursive, infinie, Quim Monzó conteste le fatalisme de l’identique, l’épuisement de la diversité. La littérature monzonienne, malgré la cruauté de son style, est une littérature du désir de la vie, du goût pour la différence, d’un pessimisme si lucide qu’il devient tactiquement optimiste. Parce que, comme Joan Fuster l’a écrit, "qui podria suportar un duplicat d’un mateix ?" Qui pourrait supporter une existence toujours identique à elle même? Voilà comment la question du problème du double est abordée et disposée par Monzó, "en la seva extrema concisió, en l’espai de la seva negació irònica", d’après Eduard Vilella.Le petit Guillem est —et il n’est pas— le double de Gualter et du vieux Guillaume Tell. On reproduira, revivra, la même scène pour s’en apercevoir. Auparavant, l’enfant, avec une pomme sur la tête, risquait sa vie pour prouver l’adresse de son père, pour le légitimer, lui, et par conséquent, leur patrie. Maintenant, c’est la confiance du fils qui est en question. Il n’y a aucunne heroïcité en perspective qui justifie de se soumettre à une telle épreuve. C’est un acte tout à fait gratuit, sans récompense, et cela lui confère sa véritable grandeur. Faire confiance aux autres, de façon toute désintéressée, devient une expérience de portée morale beaucoup plus longue. La confiance, la fidélité, voilà le lien essentiel du rapport familier. Probablement, pour cette raison le doigt que la famille d’Armand, insensée, avait choisi de trancher, c’était précisément l’annulaire, celui de l’alliance. Il faut noter que, habituellement, en Catalogne, on porte l’alliance au doigt annulaire de la main gauche comme y fait réfence le conte Vida familiar :
Le petit Guillem comprend qu’il a besoin de donner un gage d’affection s’il veut faire partie du monde des adultes, s’il veut devenir, à son tour, un héros. "Todos somos unos pequeños diablos heroicos" affirmait Adolfo Bioy Casares au cours d’une interview. Il est très intéressant de remarquer les coïncidences entre l’oeuvre de l’Argentin et celle de Monzó à propos du traitement de l’héroïsme et du sujet de la réalité répétée. Devenir adulte c’est se rallier à l’autre, avoir confiance en lui. Et l’héroïsme consiste à surmonter, individuellement, l’incertitude; à faire front à la réalité, instable, vacillante, tendue comme l’arbalète que Gualter vient de placer face à lui."Gregor"Un des paragraphes plus éclairés que George Steiner a écrits à propos du portrait de Jean-Baptiste Siméon Chardin Un philosophe occupé de sa lecture, pourrait parfaitement illustrer notre commentaire sur Gregor, un conte "directamente hijo de Kafka" comme l’a qualifié Monzó lui-même :
Quim Monzó, lecteur de Franz Kafka. Le commentateur ne doit pas être nécessairement un critique ou un professeur. L’écrivain est, parfois, plus efficace et compétent sur le métier de l’écriture que la critique professionnelle, laQuim Monzó, lecteur de Franz Kafka. Le commentateur ne doit pas être nécessairement un critique ou un professeur. L’écrivain est, parfois, plus efficace et compétent sur le métier de l’écriture que la critique professionnelle, la plupart des fois trop expéditive dans ses jugements à cause du rythme instantané de la presse. Au-delà d’impostures intellectuelles et du culturalisme prétendument cultivé de certains littérateurs, Monzó est un écrivain solide qui dialogue avec ses écrivains préférés d’un rythme calme et réflechi, et qui, parfois, modèle discrètement ses textes à partir de la dynamique entre lecture et écriture que nous venons d’évoquer. Plusieurs des histoires de Guadalajara portent sur ce sujet majeur de la littérature contemporaine comme, par exemple, La literatura ou Els llibres, comme l’a très bien expliqué Manel Ollé:
Mais le style de Quim Monzó est trompeusement simple, ses histoires refusent férocement l’érudition et le pédantisme; prioritairement, elles veulent être lues avant tout par plaisir, sans exercer aucune torture ni humiliation littéraires sur le lecteur, et de plus, elles réussissent à être fort amusantes. Voilà pourquoi, probablement, une partie de la critique s’est montrée si réfractaire avec Guadalajara, et notamment, avec Gregor, pourtant un véritable bijou de la littérature catalane contemporaine. Un auteur si perspicace comme Valentí Puig écrivait en 1996 :
Mais Gregor n’est pas simplement l’histoire de La métamorphose à l’envers. Cela n’est qu’un premier stade de lecture, très naïf, d’ailleurs. Ni non plus un simple hommage à un de ses auteurs préférés —Benzina parlait très clairement de ce que Monzó pense de ce type d’œuvres—. En tout cas, on ne peut même pas accepter le mépris que Valentí Puig éprouve pour une des formes simples, populaires de l’ironie, comme la blague. En fait, ainsi que l’explique Henri Bergson dans son étude classique sur le rire, l’homme ingénieux se sert de la blague :
Il va de soi que Monzó admire Kafka mais il ne s’y soumet pas en imitateur docile mais en causeur, en écrivain, en fin de compte. Il est beaucoup plus judicieux de lire Gregor comme le résultat de l’intérêt esthétique, littéraire, que Quim Monzó manifeste pour Franz Kafka depuis ses premiers livres et auquel il y est revenu périodiquement. Un intérêt qui n’est pas du tout étonnant si l’on évoque la biographie de Monzó et l’histoire de la réception de Franz Kafka en Catalogne. Sur ce dernier point, le professeur Jordi Llovet —né seulement cinq ans avant Quim Monzó— note :
The Beatles, emblème d’un monde rebelle comme celui de L’udol del griso al caire de les clavegueres, se changeront en scarabées eux-mêmes quand la littérature monzonienne deviendra plus ambitieuse et complexe. L’influence de Franz Kafka s’installe clairement chez Quim Monzó à partir des années 80 et surtout avec la parution de son roman Benzina, où l’on peut trouver non seulement une référence directe à l’écrivain de Prague —p. 32— mais aussi un écho littéraire très personnel de La métamorphose. Plusieurs scarabées parcourent, dans toutes les directions, les salles du roman et, dans un rêve, on découvrira même
Mais le sujet de la métamorphose des personnages, utilisé par Monzó dans plusieurs de ses textes, n’a pas la même fonction chez Gregor que dans La métamorphose de Kafka. Le conte du scarabée changé en humain nous offre aussi, de façon ironique, une lecture bien différente de celle que l’existentialisme avait proposé de Kafka, comme par exemple, dans La nausée, où Roquentin se change en crabe de façon dramatique et purement mimétique par rapport à son modèle. Albert Camus ou Dino Buzatti sont aussi des lecteurs de Kafka que Quim Monzó apprécie énormément, mais leur Kafka n’est pas non plus celui de Monzó. L’écrivain catalan, de son côté, transforme son insecte, et avec lui, c’est toute l’histoire kafkaïenne qui se métamorphose à son tour, en quête d’une nouvelle lecture, audacieuse et pleinement contemporaine. Comme le remarquait Jordi Llovet, l’approche existentialiste était déjà un modèle dépassé il y a quinze ans au moins, preuve qui nous indique que le conte de Monzó se dirige clairement vers des autres horizons.Le scarabée de Quim Monzó se retrouve changé en humain au sortir de rêves agités, de façon semblable, spéculaire à celle du Gregor Samsa kafkaïen. Monzó reprend pas à pas la même description physique de la transformation du corps employée par Kafka, et avec quasiment les mêmes mots. Le texte de base employé est l’excellente version catalane de Jordi Llovet: le lexique utilisé est identique, et, pour citer un exemple, il faut remarquer comment le personnage ne se ‘métamorphose’ pas comme dans la plupart des traductions de l’allemand mais il se ‘transforme’ seulement, se change, en respectant la nuance qui existe entre Metamorphose et Verwandlung , le vrai mot utilisé par Kafka.Nous avons déjà indiqué, lors des commentaires précédents, l’importance que Monzó accorde au sujet de la famille et à sa problématique dans Guadalajara. Ce fait nous explique que, de façon inattendue, le personnage de Gregor puisse avoir deux familles: une en tant qu’insecte et une autre en tant qu’être humain. La famille des scarabées est composée d’un père, d’une mère et d’une soeur, exactement les mêmes personnages de la famille de Gregor Samsa. Il faut donc noter que la transformation en parasites des Samsa n’est qu’une conséquence logique de leur véritable essence morale. Vladimir Nabokov avait déjà noté cette particularité :
Le conte de Quim Monzó porte surtout sur le conflit des générations et sur le côté bestial, cruel, absurde et misérable de l’existence humaine. La réécriture de la transformation de Gregor renferme certaines différences, certains détails remarquables qui nous aident à mesurer plus exactement quel type de variation nous propose le conte de Monzó. Le Gregor de Kafka est un scarabée de taille humaine. Ses bras et ses jambes ont été remplacés par six pattes et, la distance entre sa tête et l’aine est donc beaucoup moins importante. En dépit de ses dimensions gigantesques en tant que scarabée, il n’est pas tout à fait un insecte. La transformation ne s’est pas complètement accomplie. Il a des paupières comme les humains, et il est doté d’une psychologie humaine. Pietro Citati a étudié cet aspect:
Quant au Gregor de Quim Monzó, il est un scarabée qui s’est totalement transformé en homme. Nous assistons aux derniers moments du changement. Il découvre son nouveau corps, il apprend peu à peu à s’en servir. Il découvre la pensée et nourrit des sentiments. Mais l’on apprend que ce domaine est aussi partagé par les insectes. Le seul dialogue possible entre Gregor et sa famille de parasites est sentimental. À present il peut pleurer comme un être humain mais ses émotions ne sont pas différentes de celles de la mère scarabée ou de son père. La peur, l’angoisse, la douleur, l’étonnement sont identiques parmi tous les personnages. La transformation du Gregor de Monzó a manifestement une portée beaucoup plus large, elle a été beaucoup plus radicale. Il a changé son petit corps d’environ trois centimètres de taille par un autre de jeune homme d’environ un mètre et demi. Son volume humain est, à peu près, quarante mille fois plus grand : il s’agit donc d’une monstrueuse transformation.Il faudrait aussi noter quelques autres différences. Gregor Samsa est un voyageur de commerce tandis que le Gregor monzonien n’est qu’un adolescent qui vit avec ses parents et grâce à ses parents. Le parasite —pour ainsi dire— de notre histoire est le jeune homme, contrairement au texte kafkaïen où Gregor soutient économiquement sa famille. Le thème de l’aliénation de l’individu, du travail devenu prison et torture disparaît complètement dans le texte monzonien. La seule malheureuse obligation du jeune homme, ce sont ses tâches scolaires, et le seul conflit avec ses parents c’est le conflit des générations. Si la transformation est devenue plus radicale, le conflit est bien plus modeste, domestique.Il pleut comme dans l’histoire de Kafka et Gregor se penche aussi à la fenêtre. Le regard par la fenêtre, c’est sa première expérience du désir, de la faculté humaine de rechercher l’indéfinissable, de ce qu’on pourrait nommer tout simplement le spirituel. Si le scarabée Gregor Samsa regardait par la fenêtre comme un humain —son seul comportement humain sans compter sa pensée— le Gregor de Monzó prend conscience de son état humain au fur et à mesure qu’il réussit à se pencher à la fenêtre. Il cherche la fenêtre, la lumière, encore mentalement comme insecte, mais aussi comme être humain déjà, puisque
L’absurdité de la conduite —et non la logique humaine— est la première trace de sa nouvelle façon de penser et d’être, de sa condition humaine. Son sentiment de supériorité, sa conscience qu’il ne risque plus d’être écrasé lui fait oublier rapidement sa famille et la douleur de la séparation. Gregor se plonge dans sa nouvelle vie qu’il s’empresse à découvrir. Il se voit dans la glace, ironiquement transformé en un adolescent gros et mou qui, en plus, a de l’acné. Il rencontre une chambre de jeune homme. Une chambre avec sa photo, habillé en joueur de football en salle. Dans l’armoire, il trouve ses vêtements et s’habille. Il découvre des livres, et nous rencontrons à nouveau la présence d’Emma Bovary grâce aux accords de Guadalajara:
Il s’agit de quelques unes des paroles de la chanson leitmotiv du livre, Guadalajara. Elles appartiennent exactement à la version préférée de Quim Monzó, publiée en 1940 par le chanteur Pepe Guizar. Gregor éteint la radio. Il apprécie pas vraiment la chanson, sa joie excessive, fausse. Logiquement, il ne connaît pas la géographie de l’État mexicain de Guadalajara et les références nostalgiques à la colline de Zapopan, où se trouve un sanctuaire de la Vierge, décontextualisés, perdent tout son sens. Il regarde la télévision, mais aucun programme n’attire son intérêt. La vie des humains, ses média qui racontent incessamment des milliers et des milliers d’histoires en forme de nouvelles, chansons, téléfilms, magazines : tout notre monde contemporain où la communication est devenue le lien privilégié entre les humains devient absurde et lui est indifférent.Le Gregor de Franz Kafka, mi-insecte mi-homme, éprouvait pourtant une énorme fascination pour la musique jouée par sa soeur. Une fascination pareille à celle d’Emma Bovary, ivre de fantaisie, esclave de ses pulsions, ensorcelée par la musique, ce paradis merveilleux où la fiction remplace la réalité cruelle. L’indifférence musicale du Gregor de Monzó est cohérente avec le scepticisme que l’écrivain catalan manifeste pour toute sorte chimère, pour toute sorte d’idéalisme. Le scarabée de Kafka aime la musique, parce que, malgré sa terrible situation, il continue, à avoir de l’espoir de façon incompréhensible. C’est parce qu’il entend de la musique qu’il nourrit un espoir insensé et gratuit que la réalité ne se privera pas d’écraser avec son énorme botte. Un espoir qui est une sorte de "eufòria dels troians", pour le dire comme Monzó, ou une recherche de "la nourriture désirée et inconnue" si l’on préfère l’expression de Pietro Citati :
Le Gregor de Monzó ne fait pas face à la tragédie, mais au vide, à l’abîme qui est l’absurde existence humaine. Il est comme beaucoup d’autres personnages monzoniens, un héros sans quête, un être sans aucune certitude. Comme Ramon-Maria de La magnitud de la tragèdia à qui il reste très peu de temps à vivre et qui pourtant ne sait qu’en faire, ou Heribert de Benzina qui s’intéresse à tout et que tout ennuie, ou comme les doutes de l’homme qui ne sait pas comment s’habiller à No tinc res per posar-me —L’illa de Maians—, comme le chercheur de champignons que ne sait pas où faire porter son choix, comme le prince qui, après avoir changé un crapaud en princesse, ne sait que faire de son bonheur —El perquè de tot plegat—.Mais, après les expériences de la radio et de la télévision, nous arrivons à un moment particulièrement drôle : Gregor découvre un livre ouvert et il peut alors constater, non sans étonnement, qu’il sait lire tout naturellement, comme si sa condition humaine le dotait aussi pour l’alphabétisme. Le mystérieux fragment est une traduction, probablement de Quim Monzó, d’un conte de Patricia Highsmith intitulé Notes from a Respectable Cockroach et qui appartient au volume The Animal-Lover’s Book of Beastly Murder. Voici le texte original :
Le texte de Patricia Highsmith raconte l’histoire d’un scarabée qui a décidé de déménager. Il veut quitter l’hôtel où il habite tout simplement parce que l’endroit a dégénéré : ce n’est plus l’endroit élégant d’auparavant où sa famille a vécu pendant des générations. Le scarabée, d’un ton décidé, justifie son voeu en utilisant des arguments tout à fait raisonnables, mais qui correspondent plutôt avec ceux d’un bon petit bourgeois humain. Dans le conte de Highsmith, il ne s’agit pas de la problématique kafkaïenne, mais tout simplement de l’histoire, drôle et merveilleusement banale, d’un simple scarabée de classe moyenne qui veut améliorer sa qualité de vie :
nous dira l’insecte parfaitement conscient de l’inévitable ascendant de l’écrivain de Prague dans toute histoire de scarabées qui soit. Ni l’insecte de Highsmith ni le Gregor de Quim Monzó ne représentent pas la conscience d’un écrivain malheureux qui se sait incompris et rejeté par son entourage. Le Gregor de Guadalajara n’est qu’un petit adolescent sans aucune particularité artistique ni spirituelle; il n’aime pas jouer de la harpe comme l’Armand de Vida familiar, il ne travaille même pas le bois comme les menuisiers de cette même histoire, ne possède aucune scie à chantourner comme celle du Gregor Samsa de Kafka. D’une façon très révélatrice, Quim Monzó reprend le texte du scarabée déménageur où il n’y a aucune réflexion sur l’écriture ni sur la vocation de l’écrivain comme dans La métamorphose. Bien que la réflexion à propos de la littérature et de la création soit un sujet que Monzó traitera ultérieurement dans Guadalajara, la réécriture de Gregor qu’il nous propose ne porte pas sur ce que Jordi Llovet a dénommé "pulsió d’escriptura", mais sur la connaissance de la nature humaine, elle seule, au-delà d’aucunne vocation artistique. Le Gregor de Monzó, dans ce sens, se rapproche du scarabée de Highsmith : c’est l’histoire d’un personnage quelconque qui n’a pas été touché du merveilleux malheur d’être créateur.Pietro Citati a rappelé que Franz Kafka
Et comme Quim Monzó, on pourrait aussi ajouter: parce que l’innovation la plus remarquable du Gregor de Monzó est de nous présenter une deuxième famille. Pourtant, elle n’est pas exactement symétrique à celle des scarabées. Elle se compose seulement des parents et du héros adolescent. C’est comme si Quim Monzó avait chassé de son univers la figure de l’odieuse soeur qui, dans La métamorphose, finissait par trahir le pauvre Gregor Samsa.Les parents humains arrivent et sans aucune explication reconnaissent le scarabée changé en humain comme leur propre fils, comme s’ils venaient de le rencontrer à la maison après une très brève absence. La mère gronde Gregor à cause de ses pantalons mis à l’envers et lui rappelle qu’il doit absolument faire ses devoirs. Gregor se souvient, avec une certaine nostalgie, du monde des insectes où il n’y avait pas des devoirs à faire ni de pantalons mis à l’envers. Néanmoins, il ne regrettera pas longtemps son passé de parasite. Au moment où il rencontre à nouveau son ancienne famille, il ne se doute pas un instant. D’une façon cruelle et déterminée, il écrase les trois scarabées qui composaient sa famille quelques heures auparavant.Le comportement inattendu de Gregor mérite un commentaire. On peut parler logiquement de règlement de comptes du fils par rapport au père, par rapport à la structure familiale toute entière. Le Gregor de Monzó ne se sacrifie pas, ni ne meurt pas à la fin de notre histoire, comme celui de Kafka qui est tué par la consomption et par la petite pomme rouge lancée par le père. Il n’y a aucun exemple de la caritas évoqué par Citati dans son étude. Dans Guadalajara c’est à l’envers, comme nous le suggèrent les pantalons du personnage mis a l’envers: c’est le fils qui tue son père, accomplissant ainsi, en quelque sorte, le parcours logique de l’histoire oedipique proposée par Kafka. Il ne s’agit donc pas d’épouser la mère comme dans le mythe, mais de tuer le père, de dépasser la figure paternelle pour devenir pleinement adulte. Il y a, dans ce sens, d’énormes similitudes entre notre histoire de Gregor et la précédente, celle de la famille Tell.Mais il nous reste quelques problèmes à élucider. Comment se fait-il que Gregor sache lire, qu’il existe des photographies de lui, que le couple d’humains le reconnaisse immédiatement comme leur fils, que le monde des humains lui paraisse, malgré tout si familier? Nous avons constaté, pendant la lecture des contes de Quim Monzó, que l’ironie est sa méthode essentielle. Non pas comme un recours rhétorique, mais comme une approche particulière à la matière littéraire et à la façon de s’en servir, comme une attitude esthétique. Monzó, avec toute sorte de techniques a contrario, s’installe dans le scepticisme, dans le jeu intellectuel face à la réalité et aux préjugés humains. Dans l’histoire de Gregor, comme dans les deux précédentes, notre écrivain multiplie les contrastes entre les éléments constitutifs de ses textes. Pour utiliser la terminologie de Pere Ballart, il s’agit prioritairement, dans l’histoire de Gregor, d’un contraste dans la forme du contenu et entre le texte et son contexte communicatif.L’adolescent qui boit de la Diet Pepsi, parce qu’il se sent trop gros, est en fait, un personnage qui a parcouru le trajet entre les deux mondes que Monzó nous propose de placer face à face : l’histoire de Kafka, avec tout son bagage critique et son importance dans l’histoire de la littérature contemporaine, et d’un autre coté, le monde quotidien d’aujourd’hui et le problème de la famille tel que Monzó l’envisage aujourd’hui. Gregor s’intègre si bien dans le monde des humains, parce que c’est un humain, parce qu’il s’y est réintégré. Comme Gregor Samsa, il a eu la force de refuser le monde de la famille où il vivait, l’autorité paternelle et les obligations domestiques et scolaires. Comme tout héros adolescent, il a projeté sa fuite et a choisi de se transformer en insecte, beaucoup plus probable chez un adolescent d’aujourd’hui que l’évasion de Peter Pan ou celle d’Alice au Pays des Merveilles. Il a eu le courage d’envisager un autre monde, le microcosme des petites bêtes, si fascinantes pour un enfant, si radicalement différent. Mais le monde réel de la nature n’a rien à voir avec celui des dessins animés ni avec celui des fables. Il a réussi où Gregor Samsa a échoué. Son corps s’est vraiment changé en insecte et est devenu minuscule. Il a plongéu dans le monde vertigineux des animaux, sans pensées, uniquement avec ses instincts et ses pulsions. Mais un Pinocchio à l’envers n’a pas d’issue. Il n’est pas resté coincé entre l’animal et l’homme comme le héros de Kafka. Peut-être parce que, bien qu’il ait réussi à rencontrer une nouvelle famille, sa problématique œdipienne n’a non plus trouvé de solution. L’évasion n’est jamais la solution dans un processus vers la vie adulte. Ou bien parce qu’il n’a pas eu le courage de rester dans le stade animal, sans souvenirs, sans pensée, sans raison. Il rentre à la maison, à la fois vaincu et vainqueur, comme l’enfant qui s’évade, furieux, et finit par revenir. Mais une fois dans son vrai monde il n’oublie pas, en rencontrant les trois scarabées, de régler un petit compte, avec la même détermination et cruauté qu’éprouvent les humains et les animaux.Edmund Wilson, dans son célèbre article « A Dissenting Opinion on Kafka », soulignait le problème de "l’ironie flaubertienne" de Kafka que la critique a eu tant de mal à analyser. Pour lui, La métamorphose, au delà d’exprimer un drame personnel à propos d’une vocation littéraire, satirisait l’absurdité de la mauvaise conscience de Kafka. Ce dernier, qui assimilait souvent l’homme aux animaux, pour souligner son absurde insistance dans la bêtise, son refus de savoir, sa stupidité incontinente. Voilà le sens de l’ironie de Quim Monzó dans Gregor, si solidaire et continuatrice de l’ironie de Franz Kafka.Jordi Gàlvez, REVUE D'ÉTUDES CATALANES, Université Paul Valéry, Montpellier<< Pàgina anterior / Página anterior / Previous page |